Je viens de commencer la lecture de "L'effet Lucifer / Du décrochage du sens moral à l’épidémie du mal" de P Clervoy (2013). Dans cet ouvrage, l'auteur, psychiatre, cherche à comprendre comment un homme ordinaire peut devenir dans certaines circonstances, un bourreau. Il note :
"L’emprise du mal fonctionne comme une mécanique. L’analyse de cette machine à fabriquer de la cruauté commence par deux constats. Le premier est la soumission à l’autorité démontrée par Stanley Milgram. Le second est la tendance à la cruauté qui peut se manifester en chaque individu, pour peu que les événements l’y poussent : c’est l’effet Lucifer observé lors de l’expérience de Stanford et ainsi nommé par Philip Zimbardo."
Et l'auteur dans le premier chapitre de proposer une description minutieuse de chacune de ces deux expériences célèbres de psychologie sociale. Je venais de voir le film "Experimenter" sur celle de S. Milgram - dont je vous ai proposé récemment la critique, et je constatais avec étonnement qu'est sorti également cette année un film sur l'expérience menée par Zimbardo.
En résumé : En 1971, pour étudier expérimentalement les comportements de révolte et d'opposition, le psychologue P. Zimbardo va reconstituer dans son service des locaux de prison et recruter 20 étudiants volontaires et payés. Par tirage au sort, la moitié devront jouer le rôle des prisonniers, l'autre moitié le rôle des gardiens. Tout est filmé, et tout est fait pour recréer une véritable atmosphère carcérale. Il s’agit de reproduire, dans les conditions les plus réalistes possibles, les mouvements psychologiques individuels et collectifs au sein d’une prison. L’observation est prévue pour se dérouler sur quinze jours.
Sauf que l’expérience
dérape, au point d'être stoppée au bout de seulement six jours. La personnalité des détenus s'était totalement effondrée après seulement trois jours, tandis que symétriquement les gardiens sont devenus de plus en plus hostiles, appliquant brimades physiques et humiliations sexuelles sans la moindre auto-critique. Zimbardo lui-même, pris à son propre jeu, laisse faire et même encourage ces dérapages qu'il n'attendait pas à ce point et donnent tellement d'importance à son travail. Son sens moral (ou sa peur que tout lui échappe ?) finira par se réveiller péniblement sous l'influence d'une de ses étudiantes qui deviendra sa femme.
"The Experimenter" et "The Stanford Prison Experiment" sont des films cinématographiquement tout à fait différents voire opposés. Autant le premier proposait à la fois une explication très didactique de l'expérience, commentée par son auteur lui-même, et un dispositif de mise en scène original voir déroutant dans la forme, autant ce film de K.P. Alvarez se veut très réaliste, un peu à la façon d'une télé-réalité (dont le dispositif expérimental est étrangement proche) mais avec une image assez léchée et vintage. Ici on est directement plongé dans l'expérience sans aucune idée de ses prémisses, des hypothèses testées (d'ailleurs un collègues de Zimbardo lui fait remarquer que l'on est plus proche d'une simulation que d'une expérience scientifique). Il n'y a pas de commentaires off, rien qui permette d'avoir un point de vue extérieur, l'aspect "scientifique" est au second plan.
Le point commun - outre la reconstitution de l'ambiance 70's - est ce questionnement sur la personnalité de l'experimentateur qui "joue à Dieu", ses buts, son détachement et son narcissisme évident derrière des allégations de recherche "pour aider les gens". Avec toujours cette incroyable mise en abîme et la question de l'éthique de ces expériences de psychosociologie : jusqu'où peut-on aller pour démontrer des phénomènes certes aussi important que passionnants.
A noter que l'expérience de Stanford a déjà été adaptée en film dans "L'expérience", version allemande (2001) puis remake US (2011) à découvrir pour comparer.
"The Stanford Prison Experiment" est bien filmé, bien servi, les acteurs excellents, les fans reconnaîtront Ezra Miller (à voir EVIDEMMENT en VO), mais le film se déroule sans surprise dans son crescendo terrible, nous laissant un peu sur notre faim quand tout s'arrête brutalement. Pour moi donc une bonne illustration d'une expérience qui mérite d'être mise en perspective comme le fait P. Clervoy dans son ouvrage que je ne manquerai pas de chroniquer lorsque je l'aurai terminé.
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